Dossier : Et si les entrepreneurs pouvaient changer le monde ? [1/2]
Dossier réalisé par Eric Delon et Laurent Guez
Temps de lecture : 4 minutes
L’entreprise est au carrefour de tous les pouvoirs – politique, économique, associatif, écologique, digital, scientifique, culturel – qui constitueront le fil rouge de la REF 2024, les 26 et 27 août à l’hippodrome ParisLongchamp. À l’occasion de cette rencontre, et dans un contexte tendu tant en France qu’à l’échelle planétaire, Inspir’ donne la parole aux dirigeants et aux experts qui les connaissent bien. Leur vision est claire, et leur position rassurante : les entrepreneurs, souvent en avance sur le législateur, sont bien placés pour changer le monde, et tant qu’à faire dans le bon sens ! Et s’ils étaient les super-héros d’aujourd’hui ?
Heureusement qu’ils assurent !
Dans une France qui semble perdre ses repères, et dans un monde secoué par des crises aux multiples visages, celui des entrepreneurs est rassurant. Heureusement qu’ils tiennent bon, eux qui n’aiment ni les guerres, ni les pénuries, ni les déchirements sociaux. Heureusement qu’ils jouent la stabilité quand les pouvoirs – celui de créer de la croissance ou de la freiner, de verdir l’économie ou d’abîmer la planète, d’assurer l’égalité des droits des femmes ou de les assigner à résidence, celui de mettre la science et l’intelligence artificielle au service de tous ou de quelques-uns, celui de consommer ou de boycotter, de bien informer ou de répandre des fausses nouvelles, enfin celui de gouverner pacifiquement ou de faire la guerre – se frottent et s’entrechoquent. Ces multiples pouvoirs constitueront le fil rouge des débats de la Rencontre des entrepreneurs de France (REF), qui se déroulent les 26 et 27 août à l’hippodrome ParisLongchamp.
“ Depuis les élections de juin et de juillet, la France traverse un moment délicat. Elle n’est pas la seule à renouveler ses représentants. ”
Depuis les élections de juin et de juillet, la France traverse un moment délicat. Elle n’est pas la seule à renouveler ses représentants. L’année 2024 est singulière tant elle regorge d’échéances. Plus de la moitié des habitants de la planète s’est rendue aux urnes ou s’y rendra avant la fin de l’année, un record ! Depuis janvier, une vingtaine de grands pays, parmi lesquels le Bangladesh, Taïwan, le Pakistan, l’Indonésie, la Hongrie, l’Iran, la Russie, la Corée du Sud, l’Afrique du Sud, l’Inde, le Mexique, la France, le Rwanda ou encore le Royaume-Uni, ont voté pour renouveler leur Parlement ou pour élire leur chef d’État. Une dizaine d’autres, comme l’Algérie, la Roumanie, l’Autriche, l’Uruguay, la Tunisie et bien sûr les États-Unis, s’apprêtent à le faire d’ici la fin de l’année. Hélas, les dictateurs n’ont pas grand-chose à craindre.
Les scrutins qu’ils organisent sous haute surveillance débouchent sur des résultats connus d’avance. À l’inverse, dans les démocraties, gourmandes d’alternance et de plus en plus séduites par les discours simplistes et les propositions radicales, le pouvoir n’en finit pas de valser. Un troisième modèle existe, à égale distance de nos démocraties libérales et des États ultra-autoritaires, celui des États « illibéraux », un type de régime qui semble attirer les faveurs de citoyens désorientés. Comme le relève l’avocat et essayiste Nicolas Baverez, le populisme et les extrêmes progressent dans les trois pays qui ont inventé la démocratie moderne : l’Angleterre, à l’origine de l’habeas curpus, les États-Unis, concepteurs de la séparation des pouvoirs, et la France, patrie des droits humains qu’elle a proclamés dans une déclaration à vocation universelle.
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Le pouvoir de entreprises, je l’accueille d’autant plus favorablement que ces dernières ont été précurseuses sur l’égalité entre les femmes et les hommes », assure Marlène Schiappa, ancienne ministre en charge de ce sujet entre 2017 et 2020 au sein du gouvernement d’Édouard Philippe, aujourd’hui associée du cabinet de conseil Tilder. Celle qui préside aussi Actives, une ONG tendue vers la réussite des femmes au travail lancée en mai dernier au MEDEF, en présence de son président Patrick Martin, est convaincue que l’entrepreneur précède souvent le législateur, par exemple sur le congé parental que certains pionniers avaient expérimenté. Mais elle veut accélérer le mouvement de la mixité dans l’entreprise, et du pouvoir partagé entre les hommes et les femmes. En particulier sur la question de la rémunération. « Il faut faire appliquer la loi sur l’égalité salariale et chacun doit faire des efforts, ajoute l’ex-ministre et jeune consultante. Cela vaut aussi pour les femmes. J’accompagne désormais des dirigeantes, et je les encourage à travailler sur elles-mêmes, à dépasser leur réticence, à se mettre en avant. » Pour l’heure, seules trois dirigeants du CAC40 sont des dirigeantes : Christel Heydemann chez Orange, Estelle Brachlianoff à la tête de Veolia, et Catherine MacGregor aux commandes d’Engie. « Nous les femmes, quand nous exerçons le pouvoir, nous subissons un backlash de la société, reconnaît Marlène Schiappa, avec des critiques dont les hommes sont toujours épargnés, sur notre physique, nos vêtements ou notre vie de famille. Il faut beaucoup de détermination ! » reconnaît Marlène Schiappa.
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La France, en particulier, est secouée. Mais dans la tempête, les hommes et les femmes qui sont au coeur de la création de richesses semblent solides, ancrés dans le réel et – pour reprendre un mot de l’époque – incroyablement résilients. Un phare dans la nuit ? Une bouée de sauvetage ? « À mesure que la courbe du pouvoir politique décline, celle des entreprises suit la trajectoire inverse, estime Benjamin Patou, le président de Moma Group, acteur majeur des restaurants et des lieux festifs. Face aux pouvoirs publics souvent instables et versatiles, l’entreprise incarne au contraire la stabilité et une vision de long terme. Nous avons aussi un soft power, qui est notre capacité à influer sur l’identité d’une ville ou d’une région. Lorsque l’État ou les collectivités sont défaillants et n’arrivent même plus, par exemple, à entretenir le patrimoine, heureusement le privé prend le relais. »
Pour autant, leur pouvoir, les entreprises ne le tiennent pas seulement de leurs dirigeants. D’abord, les « patrons », qu’ils dirigent un grand groupe ou une PME familiale, le reçoivent de leurs actionnaires, par délégation. Ensuite, ils l’exercent en partage avec leurs collaborateurs, sous des formes qui varient en fonction des secteurs et des pays. Enfin, ils en usent en prenant en compte leur environnement. « Le vrai leadership consiste à influencer les gens pour qu’ils participent aux changements nécessaires, ce qui signifie souvent qu’il faut partager le pouvoir », écrivait en 1996 John Kutter, le célèbre professeur de Harvard Business School, dans son ouvrage « Conduire le changement ». Quant à son compatriote américain Ken Blanchard, il rappelait dès 1982 dans son excellent « One Minute Manager » (vendu à 15 millions d’exemplaires et traduit dans 47 langues !) que « lorsque les gens commencent à partager le pouvoir pour encourager la croissance, ils commencent à avoir confiance en eux-mêmes et à collaborer plus efficacement. »
Ces théories n’ont pas été détrônées, même si leurs mises en oeuvre se heurtent parfois aux réalités du dialogue social, en particulier en France. En Allemagne, la confiance entre managers et syndicats a longtemps été portée aux nues, avec un droit des sociétés qui oblige ces dernières à disposer d’un « Vorstand » (directoire) et d’un « Aufsichtrat » (conseil de surveillance) composé de représentants du personnel : ils doivent être au moins un tier dans les PME de 500 à 2 000 salariés, et la moitié pour les entreprises de plus de 2 000 salariés ! Cette « cogestion » entre patronat et syndicats fait figure de modèle, même si elle est régulièrement critiquée, y compris outre-Rhin. Au début de l’année, Robert Habeck, le ministre fédéral (écologiste) de l’Économie et du Climat a regretté que, dans son pays, « en ce moment, on revendique et on fait la grève un peu trop facilement, pour toujours moins travailler ».
En tout cas, suivant le prisme par lequel il est regardé, le dirigeant peut endosser plusieurs rôles, considère Frédéric Arnoux, le fondateur de Stim, un collectif d’ingénieurs, chercheurs et entrepreneurs, dédié à la transition environnementale des grands groupes, issu de Mines ParisTech.
Pour les investisseurs par exemple, son rôle principal sera de dégager des dividendes, lance-t-il, alors que son unique rôle devrait consister à réaliser la raison d’être de son entreprise. Un dirigeant se doit donc de faire évoluer son entreprise au fil du temps pour qu’elle reste pertinente et à la hauteur des enjeux économiques et de société : ce qui nécessite de passer de simple « gestionnaire » à « entrepreneur », pour inventer et réinventer de nouveaux produits, de nouveaux process qui soient en phase. »
Pour lui, l’optimisation incessante n’est pas à la hauteur de ces enjeux. Ainsi, face aux politiques et aux pouvoirs publics, une première étape évidente est de répondre aux lois et réglementations en vigueur. Selon Frédéric Arnoux, la partie la moins évidente et pourtant la plus porteuse à long terme, consiste à passer du mode « réactif » au mode « proactif » : avoir une réelle vision pour le futur de son industrie. « En cela, les médias sont des relais d’influence importants que l’on peut investir pour distiller cette vision, son expertise, mais aussi parler de ses projets, juge l’ingénieur. Ce levier permet d’adresser toutes ces parties prenantes pour qu’elles prennent conscience de ce qui marche, de ce qui est possible de faire, de parfois revoir les ambitions à la hausse. Dans le cadre de la transition environnementale, l’enjeu est de lier la valeur économique au respect des limites planétaires. »