Dossier : Et si les entrepreneurs pouvaient changer le monde ? [2/2]
Dossier réalisé par Eric Delon et Laurent Guez
Temps de lecture : 4 minutes
Tous les dirigeants n’ont pas l’appétence d’affirmer leur extraordinaire capacité d’influence. Certains, comme Théodore-Michel Vrangos, président d’I-Tracing, un pure player français de la cybersécurité, préfèrent se concentrer sur leur business, et ne se sentent pas légitimes pour s’exprimer, notamment sur les grands débats de société : « Mon rôle principal est de trouver des missions pour mes équipes. Je m’exprime peu dans les médias. Je ne me considère pas comme incarnant un pouvoir ou un contre-pouvoir. Je ne cherche pas à influencer la société par mes paroles, mes prises de position, qui pourraient gêner ou embarrasser mes salariés, mes actionnaires ou mes fournisseurs. » Mais si une partie d’entre eux restent focalisés sur leur métier, nombre d’entrepreneurs n’hésitent pas à assumer leur puissance de conviction, et la force de leur impact.
Plus que certains ministres qui ne font que passer, ils ont en effet une forte empreinte sur leur territoire, sur les conditions de vie et le pouvoir d’achat de leurs collaborateurs, et même sur l’avenir de la planète. « Les visiteurs des ministères, qu’il s’agisse de chefs d’entreprise ou de dirigeants d’association, ne font que des “premiers rendez-vous” avec les ministres, s’amuse Marlène Schiappa, ex-membre du gouvernement, devenue associée du cabinet Tilder, qui conseille les dirigeants sur leur communication. Au deuxième rendez-vous, il y a toujours un nouveau ministre ! Le temps long est du côté des entreprises. » Selon l’ancienne secrétaire d’État en charge de l’Égalité entre les femmes et les hommes, puis ministre déléguée chargée de la Citoyenneté, le calendrier parlementaire est si chargé que le gouvernement a intérêt à avancer avec les entreprises, pour aller plus vite. Elle se souvient que, pendant le premier confinement de 2020, elle cherchait des lieux pour accueillir les femmes victimes de violences conjugales, et qu’elle les a trouvés grâce à l’appel lancé aux entreprises, comme Monoprix, Leclerc ou Carrefour.
Dans le brouhaha de l’époque, les dirigeants se font-il assez entendre ? « Leur parole, leur expertise et la pédagogie qu’ils pourraient décliner sur l’entreprise et l’économie seraient fort utiles à la société, explique Olivier Babeau, professeur d’économie à l’université de Bordeaux, président de l’Institut Sapiens (lire ci-contre). D’autant que les connaissances des Français sur l’économie sont particulièrement médiocres. Combien de responsables politiques, sur les plateaux de télévision, confondent, de bonne ou de mauvaise foi, chiffres d’affaires et bénéfices ? » Non seulement les patrons sont légitimes à porter la voix de leur propre entreprise, mais en plus ils sont plus audibles. À travers leurs marques, ils ont la force d’influer sur l’opinion, à condition d’user de cette influence avec parcimonie, et surtout avec constance.
Les entrepreneurs peuvent en effet mettre leurs superpouvoirs au service d’un monde plus respirable, plus équitable. Et ils ne s’en privent pas. « Pour les citoyens, l’entreprise est devenue un tiers de confiance, affirme carrément Marlène Schiappa. Ils sont davantage écoutés que l’État ! C’est peut-être triste, mais une grande marque qui porterait dans sa communication un message important a plus de chance d’être suivie que s’il porte le logo bleu-blanc-rouge. Pour les grands groupes, c’est d’ailleurs délicat. En matière sociétale, je leur recommande de choisir une stratégie et de s’y tenir. Quand on commence à être engagé, et à affirmer ses valeurs, on ne peut plus faire machine arrière et faire rentrer le dentifrice dans le tube. »
« Entrepreneurs, prenez la parole »
INTERVIEW OLIVIER BABEAU
PROFESSEUR D’ÉCONOMIE À L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX, PRÉSIDENT DE L’INSTITUT SAPIENS
On entend malheureusement peu les chefs d’entreprise dans les médias « mainstream » alors même que leur parole serait éminemment utile et éclairante par rapport aux enjeux contemporains. Lorsqu’ils interviennent, beaucoup les soupçonnent de défendre leurs propres intérêts économiques, alors même qu’ils sont particulièrement bien placés pour parler de l’évolution du monde. Ils recrutent, motivent des collaborateurs, connaissent la situation internationale mieux que personne, sont confrontés chaque jour à la transition écologique, à la difficulté de recruter les bons profils, à innover.
Dans certains programmes politiques, les chefs d’entreprise sont considérés comme des vaches à lait, des « marmites d’or » dans lesquelles on pourrait puiser sans fin. Par ailleurs, on demande beaucoup aux chefs d’entreprise : résoudre les maux de la société, favoriser la mixité, et même gérer la dégradation de l’orthographe ! Les politiques qui critiquent les entrepreneurs ne mesurent pas la difficulté de la tâche de ces derniers, confrontés chaque jour à une concurrence féroce, contraints de se battre pour décrocher des marchés. Pourquoi les chefs d’entreprise ne s’exposent-ils pas davantage dans les médias, à part lorsqu’ils doivent gérer une crise ? Sans doute ont-ils plus à perdre qu’à gagner, surtout lorsqu’ils ont des actionnaires et qu’ils sont cotés en bourse.
Pourtant, leur parole, leur expertise, la pédagogie qu’ils pourraient décliner sur l’entreprise et l’économie seraient fort utiles. D’autant que les connaissances des Français sur l’économie sont particulièrement médiocres. Combien de responsables politiques, sur les plateaux de télévision, confondent, de bonne ou de mauvaise foi, chiffres d’affaires et bénéfices, méconnaissent la réalité d’un dividende ? Dans les sondages, les Français reconnaissent volontiers le rôle majeur de l’entreprise, sa contribution éminente à la bonne marche de la société. Autant de raisons pour les chefs d’entreprise de trouver une voix à porter, de manière proactive et dans la durée, dans les médias.
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L’air du temps des cinquante dernières années, pour les dirigeants d’entreprises, a été marqué par une incitation à ne se mêler que de leurs propres affaires, c’est-à-dire de se cantonner à intervenir dans le champ de l’économie. Le libre jeu du marché allait résoudre les principaux problèmes, grâce éventuellement aux incitations pertinentes mais limitées des États et à un jeu minimal de règles acceptées par tous. Les droits de douane, les impôts, les contraintes locales en termes de droit du travail se sont donc progressivement érodées au profit d’une convergence des droits et des règles. Le capital, libre de circuler, a choisi les pays en fonction de ces paramètres, incitant ceux-ci à être mieux-disants et attractifs.Il fallait laisser la main invisible allouer efficacement le capital et le travail. En réalité, les chefs d’entreprise ont toujours joué un rôle bien plus important sur la sphère économique et politique, et ont eu à composer pour bénéficier des meilleures règles de fonctionnement locales ou limiter leur impact négatif. Les entreprises sont en réalité ancrées dans un territoire, une région, un pays. Il n’y a pas d’entreprise sans usine, c’est-à-dire sans lieu, qu’il s’agisse de bureaux, de boutiques ou, pour les plus immatérielles d’entre elles, de data centers. Au contraire, elles représentent ce lieu. L’Oréal, LVMH ou Air France incarnent l’image de la France : elles s’en nourrissent comme elle la nourrissent.
“ Ces entreprises créent des dimensions essentielles de l’image de notre pays, de sa culture et de son excellence. ”
Elles peuvent parfois aussi en pâtir, lorsque des boycotts contre la France sont lancés. Et ce lieu peut aussi être un terroir, pour la multinationale comme pour l’entreprise de taille intermédiaire. L’Occitane s’ancre dans l’arrière-pays de Grasse comme Moët & Chandon valorise Épernay, Airbus Toulouse, ou Ortec Aix-en- Provence.
Si les dirigeants participent à la promotion et à la valorisation de territoires, par leurs investissements, l’emploi généré ou le soutien associatif, ils doivent de plus en plus expliquer leur utilité sociale. De la forme de capitalisme paternaliste originel, que l’on peut retrouver encore, à la responsabilité sociale, les chefs d’entreprise ont toujours assumé un rôle à l’égard de ce qu’il est aujourd’hui convenu d’appeler leurs parties prenantes. Plus récemment, ils ont été nombreux à souhaiter développer une vision de leur organisation qui dépasse la seule question de la maximisation du profit. Le développement des raisons d’être, des entreprises à missions, de la notion de B Corp, et des politiques ESG (environnementales, sociales et gouvernementales) et RSE (responsabilité sociale des entreprises) répond à cette tendance de fond. Trop souvent, cette responsabilité a été considérée comme un gadget de communicant. En réalité, dans une société où les légitimités historiques et les institutions sont toutes remises en cause, il est absolument nécessaire pour les chefs d’entreprise de défendre l’utilité économique et sociale de leurs organisations, d’expliquer leur fonctionnement et leurs contraintes, de faire comprendre les raisons pour lesquelles elles promeuvent certains modes d’organisation économique. Il ne va plus de soi que la société dans son ensemble soutienne la transition énergétique, la voiture individuelle ou l’avion. Il faut sans cesse expliquer et défendre. Finalement, à l’international, de nombreuses entreprises ont acquis un statut d’acteur transnational, qui pèse dans le jeu traditionnel inter-étatique, aux côtés des grandes ONG, des institutions internationales ou des formes religieuses.
Chaque entreprise qui sort des frontières de son territoire doit assumer son rôle à l’international, en contribuant à forger les règles communes : le droit commercial, la possibilité de réaliser des arbitrages, la sécurité juridique, le respect des droits humains sont des structures utiles pour la plupart des entreprises, qui ont été patiemment bâties dans les derniers siècles et qui peuvent être remises en cause ou modifiées dans notre contexte actuel de fragmentation du monde. La responsabilité des chefs d’entreprise est ici de devenir de véritables diplomates. Bref, si les dirigeants se sont longtemps perçus comme “vivant heureux, vivant cachés” en limitant leur pouvoir et leur influence au champ économique, ils ont en réalité toujours exercé une forme de pouvoir et de responsabilité dans leurs territoires d’action, assumant un rôle économique, social et politique. Le contexte volatile actuel impose d’assumer pleinement ce rôle.
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Le pouvoir d’embaucher constitue sans doute une autre faculté majeure de l’entrepreneur. « Notre premier superpouvoir, celui de recruter des collaborateurs, permet de changer le destin des gens, et notamment des jeunes, affirme Benjamin Patou, le patron de Moma Group. Le second, dans notre cas spécifique, c’est de donner du bonheur à nos clients, même dans les moments compliqués. Quand nous réussissons, nous pouvons être utiles à la cité. C’est dans cet esprit que nous avons aussi créé Moma for Good, notre fonds de dotation qui œuvre en faveur de la transmission, de l’éducation et de l’écologie. »
PDG et cofondateur de Weefin, une fintech à impact et entreprise à mission qui accompagne les institutions financières vers des stratégies d’investissements plus durables, Grégoire Hug estime lui aussi que les chefs d’entreprise ont une influence immense sur la société, bien au-delà de la richesse qu’ils créent directement : « Notre rôle est de trouver un business model évolutif nous permettant d’influencer le monde à grande échelle, et de le rendre meilleur. Nous prenons la parole régulièrement via des tribunes ou des interviews pour transmettre nos valeurs, notre point de vue sur un sujet d’actualité, ou notre expertise. Il s’agit de “prendre part” au monde, d’affirmer une voix. » C’est précisément ce que s’efforce de réaliser Grégoire Hug, par exemple dans le cadre de nouvelles réglementations de l’UE, ou récemment au sujet des élections législatives et son potentiel impact sur l’attractivité de la France et de la French Tech. L’une des publications de la French Tech a ainsi été citée dans un rapport de la Commission européenne. « C’est la preuve que les entreprises sont également un puits d’expertise et d’expérience à transmettre, et que les partager peut permettre d’ouvrir le débat », ajoute le PDG de Weefin.
Arnaud Gangloff estime lui aussi que le chef d’entreprise joue un rôle majeur de créateur de richesse et d’animateur de communauté : « En ces temps de populisme, où la peur du déclassement favorise le repli sur soi, les chefs d’entreprise ont le pouvoir de gérer les transitions sociales, technologiques et climatiques, sans trop attendre de l’aide d’un État surendetté, comme c’est le cas de la France », explique ce patron à la tête de Kéa, conseil en stratégie (et entreprise à mission). Selon Arnaud Gangloff, les dirigeants possèdent une plus grande capacité d’action et de légitimité qu’on pourrait le croire.
“ Si les entreprises ont de super-pouvoirs, ce n’est pas seule- ment grâce à leurs compétences, à leur stabilité et à leur crédibilité globale ”
« Contrairement aux hommes politiques ou aux journalistes par exemple, le chef d’entreprise jouit d’une bonne image dans l’opinion, poursuit le PDG de Kéa. Une entreprise ne doit pas se contenter d’afficher son niveau de performance boursière mais également ses réussites environnementales. Le dirigeant promeut le travail en équipe, ce qui contribue, là aussi, à faire société. » Il a la capacité de motiver ses collaborateurs, donc d’en faire aussi des citoyens éveillés.
Si les entreprises ont de super-pouvoirs, ce n’est pas seule- ment grâce à leurs compétences, à leur stabilité et à leur crédibilité globale. C’est aussi grâce à leurs moyens. « Un ancien dirigeant me rappelait toujours la règle d’or : c’est celui qui a l’or qui fait la règle ! », lance Guillaume Maujean, chef du bureau de Paris de Brunswick, agence conseil spécialiste de la gestion de crise. Les États impécunieux ont perdu leur or, enseveli sous des montagnes de dettes publiques. On leur conteste même désormais la faculté de battre monnaie avec l’émergence des monnaies numériques et cryptographiques, dans le sillage du bitcoin. Le pouvoir a ainsi été pris par ceux qui fabriquent l’or, les entreprises qui créent les richesses par l’innovation et l’accumulation du capital. Dans le domaine du numérique, elles sont devenues des entreprises-États qui ont aboli les frontières. Certaines d’entre elles pèsent bien plus lourd que bien des PIB.
Et revendiquent parfois d’imposer de nouveaux modèles en matière de santé, d’éducation, de formation, d’énergie… » Finalement, la dernière chose qui distingue ces entreprises hyperpuissantes des États, conclut Guillaume Maujean, c’est qu’elles sont mortelles, dans un monde lancé dans une révolution technologique permanente. Exact, mais même lorsque certaines disparaissent, il y en a toujours d’autres pour prendre le relais. Et toujours des personnalités pour en avoir envie. « L’entrepreneuriat, vous ne le choisissez pas, il vous tombe dessus !, confie Benjamin Patou. Et notre super- pouvoir, aussi important que notre capacité de travail, c’est notre aptitude à encaisser ce que la plupart des gens ne pourraient pas supporter. C’est ça qui fait de nous des super-héros ! »
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3 questions à ... Victor Delage
Fondateur de l'Institut TERRAM, Think Tank dédié aux territoires.
Parmi tous les pouvoirs avec lesquels l’entreprise doit composer, quel est le poids des pouvoirs locaux ?
Les pouvoirs locaux jouent un rôle crucial dans le fonctionnement quotidien des entreprises. Ils influencent des aspects clés tels que les permis de construire, les réglementations environnementales, les infrastructures, etc. Cette influence est particulièrement marquée dans les très petites entreprises et petites et moyennes entreprises qui opèrent dans des secteurs nécessitant une interaction directe avec la communauté locale. Les décisions prises par les autorités locales peuvent soit faciliter, soit entraver le développement de l’entreprise, rendant leur poids déterminant pour sa stratégie et sa croissance.
Comment un entrepreneur peut-il « gérer » intelligemment sa relation avec les élus ou représentants de l’administration ?
Pour réussir en tant qu’entrepreneur, il est primordial d’adopter une approche proactive et transparente. Cela implique de participer activement aux consultations publiques pour se tenir informé des décisions locales et pour exprimer les préoccupations de son entreprise. Il est tout aussi crucial de maintenir des lignes de communication claires et ouvertes avec les élus, en leur fournissant des informations précises et pertinentes sur les activités de l’entreprise et ses contributions à la communauté. Travailler en partenariat avec les autorités locales sur des projets communs, tels que des initiatives environnementales ou des programmes sociaux, démontre l’engagement de l’entreprise envers la communauté. Enfin, la participation à des réseaux professionnels locaux et à des associations d’entreprises renforce les relations et permet d’obtenir un soutien collectif sur des questions communes. En adoptant ces pratiques, un entrepreneur peut non seulement favoriser le développement de son entreprise, mais aussi contribuer positivement à la vie locale.
Bien travailler avec les pouvoirs locaux, cela nourrit-il une bonne politique RSE ?
Oui, une collaboration efficace avec les pouvoirs locaux est un pilier essentiel d’une bonne politique RSE. Pendant longtemps, les entreprises s’intéressaient beaucoup à comment s’insérer dans les courants de la mondialisation ; maintenant, elles intègrent davantage la dimension territoriale et l’emprunte locale. En s’alignant sur des priorités locales, l’entreprise renforce sa légitimité et montre qu’elle est un acteur responsable et engagé dans le développement de sa communauté. Une bonne relation avec les pouvoirs locaux peut également améliorer la réputation de l’entreprise auprès des parties prenantes, y compris les clients, les employés et les investisseurs. En somme, bien travailler avec les pouvoirs locaux permet à l’entreprise de prévenir et de gérer plus efficacement les conflits potentiels, ainsi que de se conformer aux exigences légales tout en jouant un rôle actif et positif dans le développement durable de sa communauté