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Chez Yoyo Maeght, tout est hors du commun. Son prénom d’abord. Son enfance ensuite. Son caractère et sa vie enfin. Workaholic, elle s’est formée seule, bien qu’ayant toujours grandi dans un environnement ultra privilégié. Elle nous éclaire sur son enfance bohême, son amour de l’art et sa vision du monde…
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ?
Un extraordinaire sentiment de liberté. Avec mes soeurs, nous étions scolarisées à Paris, mais avons passé presque trois ans chez notre grand-mère maternelle au fin fond de la Loire à côté de Roanne. C’était une femme absolument fantastique qui m’a donné le sens de la vie, de l’amour de la terre et de ceux qui la façonne. Nous avons as mal loupé l’école, d’autant que nous étions aussi très souvent du côté de Saint-Paul-de-Vence, chez nos autres grands parents. Mes parents, et leur bande, artistes en tous genres, ont été les derniers des bohèmes. Nous fréquentions Jacques Prévert, Lino Ventura et bien d’autres artistes…
Vous avez aussi passé beaucoup de temps dans un lieu mythique, la Colombe d’Or…
Oui, ce lieu magique a été créé par le père de mon parrain à mon parrain. Nous nous entendions prodigieusement bien avec ses trois enfants. Sa fille Hélène et moi n’avons que deux mois d’écart. On s’est écrit près de 3 000 lettres dans notre vie. On était absolument inséparables. On voyait sortir les serveurs de la cuisine, on entendait tout ce qui se commandait. Bien que ma mère possédât une grande bâtisse dans le village médiéval, elle préférait habiter à la Colombe d’Or, alors c’était notre deuxième maison. Dans notre bande de gosses, il y avait tout autant le fils Chagall, la fille d’Anouk Aimé ou celle du sculpteur César que la soeur du gendarme ou le fils du boulanger.
Qui s’occupait de vous ?
Personne ne s’occupait de nous. On était en sécurité, avec nos copains, tous avec nos vélos… Si on avait faim, on se servait dans les cuisines de la Colombe d’Or ou chez notre grand-père. Il y avait un cuisinier et un maître d’hôtel merveilleux. Hassan, il nous a, en partie, élevées. Pour nous, de grands plateaux étaient posés sur les terrasses avec les brioches du jour et les abricots du jardin en compote… On était gentiment déstructurés. Mes parents avaient un humour assez bizarre. Je n’ai su qu’à 9 ans et demi que je n’étais pas adoptée. Jusqu’alors, je me disais que j’avais de la chance d’être tombée dans une famille où on m’élevait comme les autres, avec autant de cadeaux. On m’avait raconté que j’avais été trouvée roulée dans un journal daté du 14 janvier 1959, puis j’ai découvert que j’étais bien la fille de ma mère. J’étais surtout immensément heureuse d’être la soeur de Flo ! Elle m’apprenait tout, dessinait sans cesse, chantait, dansait, déclamait des vers qu’elle inventait pour me faire rire.
Votre grand-père Aimé a été un réel modèle. Qu’est-ce qu’il représente pour vous ?
À sa mort, j’ai été très choquée qu’on ne parle de lui que pour ses réalisations et si peu de son esprit. C’était un homme généreux qui aimait la transmission et le partage. J’ai toujours eu à coeur de défendre sa mémoire. Mon grand-père disait qu’il avait rêvé, enfant, de devenir artiste et que, peut-être, s’il avait rencontré un « Aimé Maeght »... Orphelin, pupille de La Nation, il a eu sa famille, sa fratrie, à charge. Quand nous étions enfants, il tenait à ce qu’on soit présentes mes soeurs et moi à tous les vernissages, toutes les expos et tous les événements. Nous symbolisions les générations futures. Je me souviens très bien de l’exposition du musée imaginaire d’André Malraux qu’il avait organisée en 1973 à la Fondation Maeght. C’était la première fois que je voyais dans la Fondation des oeuvres anciennes ou d’artistes autres que ceux que je voyais au quotidien, à savoir Miró, Chagall, Giacometti… Il prenait toujours soin de nous expliquer pourquoi une oeuvre était capitale pour l’histoire de l’art, pourquoi il avait choisi celle-ci ou celle-là. Souvent il me disait, que le monde comprendra un jour cet artiste, qu’il se devait donc de le mettre en pleine lumière.
Vous êtes devenue organisatrice et commissaire d’exposition d’art moderne et d’art contemporain. Est-ce qu’il y a un artiste qui vous a particulièrement marqué dans votre parcours ?
Le premier tournant important, c’était en 1966. J’avais 7 ans. Duke Ellington est venu répéter dans le jardin de la Fondation, avant de se produire à Antibes. Il y avait juste Miró, mon grand-père, ma sœur et moi. Miró m’a fait remarquer que ce pianiste utilisait le même instrument et les mêmes notes que Mozart et que, pour autant, il inventait autre chose. Il me faisait comprendre qu’il faut composer son propre imaginaire, que ce n’est pas la matière ou le support qui fait l’artiste, mais sa pensée. Miró m’a tout montré, la beauté des choses, à commencer par la beauté d’un nuage. Il avait un profond respect pour la nature. Un jour, il m’a montré une tomate déformée qui était à moitié mangée par des fourmis. Cette étrange forme est devenue l’un des symboles féminins dans son œuvre sculptée. De moi, avec son humour et son esprit surréaliste, il disait que j’étais un comble pour lui, Catalan, car j’étais accrochée à ses basques.
Pour être fidèle à son enseignement, qu’est-ce que vous avez inventé ?
Je me réalise en accompagnant les artistes. Je suis tout à la fois agent, conseil, éditeur, attachée de presse et, bien sûr, conceptrice de leurs expositions. Ma façon de promouvoir les artistes est souvent hors normes, certains disent que j’invente un métier qui n’existe pas encore. J’ai toujours eu un souci d’exigence. Je reste très libre dans mes idées, ensuite il faut les mettre en oeuvre et j’adore ça, je crois que je suis assez perfectionniste. Peu importe ce qu’on fait, il faut le faire bien.
Quels sont les artistes qui vous ont le plus inspirée ?
Je vous ai parlé de Miró et de Prévert (qui m’a surnommée Yoyo, surnom qui m’est resté). Après, il y a eu Gasiorowski. Il était avec moi d’une sévérité hallucinante, ce que j’acceptais car il adressait la parole à si peu de gens. Je préférais faire partie de ceux avec qui il était exigeant. Notre complicité était extraordinaire. Je préparais avec lui une exposition à la FIAC, quand il est mort brusquement. J’ai voulu tout arrêter, mais mon père m’a dit : « si tu annules, tu le punis deux fois. Une fois parce qu’il est mort, une deuxième fois parce que l’exposition n’aura pas lieu. Alors tu continues, tu serres les dents et tu vas jusqu’au bout ».
Quel regard portez-vous sur le monde de l’art ? Comment le voyez-vous évoluer ?
Je ne suis pas critique, contrairement à beaucoup de gens. Si on me parle de spéculation, je réponds que cela a toujours existé. Que certains collectionneurs recherchent la notoriété. Mais, pas plus, pas moins que François 1er qui fait venir Léonard de Vinci en France, affirmer sa puissance et afficher sa modernité. Aujourd’hui, les collectionneurs font la même chose, pour impressionner. Il ne faut pas oublier que les bénéficiaires de la spéculation ou même de la surexposition médiatique sont en premier lieu les artistes et les créateurs. Aujourd’hui, la communauté artistique est plus nombreuse que jamais, beaucoup d’artistes vivent de leur art. Je crois que seuls deux types de galeries vont perdurer. Les petites galeries expérimentales, souvent animés par de jeunes passionnés, elles sont quasi associatives. Et il y a les grandes galeries internationales qui ont su créer une marque, mais qui ne peuvent que vendre des artistes déjà bien établis dans le marché de l’art car les charges de ses galeries sont extrêmement lourdes : grands espaces, publications, éditions, productions d’oeuvres monumentales, dizaines de salariés, présences dans des foires internationalement, coûts de transport et surtout frais conséquents de promotion, de relations publiques, de publicité.
Moi, j’ai choisi de ne pas avoir de galerie. J’organise des expositions dans des lieux atypiques, toujours différents, souvent elles ne présentent pas de caractère commercial, ce sont mes relations avec les collectionneurs, avec les amateurs d’art et avec les passionnés qui me permettent de faire commerce sans lieu attitré. C’est sans doute le meilleur modèle aujourd’hui. Le monde de l’art est bouillonnant, mouvant, décalé, impulsif. Il y a, comme partout, de multiples inconvénients, mais les qualités, les plaisirs, les bonheurs sont bien supérieurs.
Vous avez beaucoup voyagé, notamment en Asie. Vous avez organisé des expos à Pékin et à Shanghai. Qu’est-ce qui vous a particulièrement séduit là-bas ?
J’ai eu la chance de me rendre très tôt en Chine et j’ai détesté, ce qui m’a perturbée. Inversement, j’étais amoureuse du Japon grâce à Aki Kuroda, que j’ai connu à 19 ans, et grâce à Marguerite Duras. Malgré tout désireuse de mieux connaître la culture chinoise, j’ai persévéré et j’ai demandé à l’ambassade de Chine en France de m’organiser régulièrement des voyages, parce qu’à l’époque, on n’avait pas le droit de s’y balader sans un guide. J’ai visité des écoles d’art, des lieux de création, les collections historiques de bronzes ou d’estampes, j’ai rencontré des collectionneurs et aussi des artistes dissidents et là j’ai tout adoré. En 2003, j’avais accompagné Christian Estrosi dans la présentation d’une exposition qui a fait le tour de la Chine, afin de faire découvrir les trésors de la Côte d’Azur, principalement en montrant Picasso, Matisse, Chagall, Bonnard… Nous pensions au milliard et demi de touristes potentiels !
Tous ces voyages devaient être très chronophages. Est-ce que ça vous a laissé du temps pour une vie familiale ?
Je ne travaille pas loin de 15 heures par jour. Ma chance, c’est d’être une micro-dormeuse. Je trouve toujours mes trois ou quatre heures de sommeil. J’ai eu beaucoup de chance dans la vie, moi qui ne voulais pas d’enfant de peur de ne pas savoir les rendre heureux, j’ai rencontré un homme totalement hors normes, j’ai pris le package complet : l’homme, le chien et les trois enfants que, du coup, j’ai élevés. Aujourd’hui, je suis absolument gâteuse de mes petit-enfants.
Qu’est-ce qui vous met en joie et qu’est-ce qui vous révolte ?
Tout me met en joie. Une fleur me met en joie. Vraiment ! Chaque matin, quand je me lève, je réalise que je suis en vie, c’est formidable. Ce qui me révolte ? L’injustice. C’est bien pour ça que je suis devenue magistrat. Quelles que soient les décisions que j’ai prises, je crois, et surtout j’espère, que tous ceux qui sont passés devant moi se sont sentis écoutés, compris, considérés. C’est le plus important pour moi.
Comment vous êtes-vous retrouvée présidente de chambres au tribunal de commerce de Paris ?
Quand j’ai postulé pour entrer au Tribunal de Commerce de Paris, je voulais surtout y aller pour apprendre la gestion des entreprises, mais très vite, toute la vie des sociétés m’a passionnée, tout autant les conflits que les difficultés. Les magistrats de cette juridiction si particulière et si efficace sont essentiellement des hommes ayant déjà réalisé leur carrière et qui, souvent, quand la retraite arrive, n’ont pas envie de se retrouver sans activité. Pour ma part, le schéma était complètement différent. Au-delà d’être une femme (nous ne sommes que 10% ), je suis rentrée assez jeune, à 42 ans. Très vite je me suis orientée vers les chambres de « Traitement des difficultés des entreprises » c’est-à-dire redressements et liquidations judiciaires. Chaque dossier était un challenge pour moi. J’ai gravi les échelons naturellement et me suis retrouvée présidente de chambre avec que des magistrats hommes, tous plus âgés que moi, sous mon autorité. Je n’en ai pas tiré de fierté ou d’arrogance, mais plutôt de la satisfaction du travail accompli. D’autant que cette activité chronophage est entièrement bénévole.
Qu’est-ce qui vous a attiré dans ce monde de l’entreprise ?
J’ai toujours été intéressée par cet univers. Déjà enfant j’aimais échafauder des projets de commerces. Quand j’avais 17 ans, mon père a ouvert un club automobile et un magasin de jouets à Paris. J’ai aussitôt géré les commandes, les prix de vente, les réassorts, mais aussi les vitrines ou les relations presse. Puis, à la mort de mon grand-père, Aimé Maeght, j’ai démarché les librairies pour placer ses éditions de livres plutôt confidentiels sur des artistes comme Miró, Giacometti, Calder, Tàpies ou Chillida. Dans ma famille, avec mes soeurs, nous avons toujours donné un coup de main dans les entreprises, nous aidions aussi bien à la vente des tickets d’entrée à la Fondation ou à la librairie pour ranger les étagères ou conseiller un client ou tout simplement remplir les casiers de cartes postales ou guider les visiteurs dans le Labyrinthe de Miró ou la Cour Giacometti.
“ J’ai vraiment réalisé beaucoup de mes rêves ”
Puisque vous parlez de la fondation, vous avez choisi de donner votre démission du Conseil d’Administration…
Quand un conflit familial a éclaté, j’étais PDG de Maeght Editeur, pour ne pas entraîner la fondation dans cette querelle, j’ai choisi de prendre de la distance. Je venais d’organiser pour la fondation l’exposition « Giacometti et Maeght, 20 ans d’amitié », qui reste un des plus grands succès, j’avais mené à bien de consolider la Fondation dans ses structures, mes années au tribunal de commerce m’ont d’ailleurs été très utiles pour arriver à cette rigueur. J’avais également organisé d’importantes expositions sur la vie de mon grand-père, à la Royal Academy de Londres, ou au Japon au Yokohama Museum, entre autres.
J’avais signé un livre publié chez Abrahams à New York et chez La Martinière à Paris et écrit un documentaire diffusé sur ARTE. Je me sentais libre de l’engagement que je m’étais fixé de porter au public la fabuleuse aventure de mon grand-père. Ensuite, J’ai pris le temps d’écrire un livre très personnel La Saga Maeght devenu un des rares best-sellers sur l’art.
Vous avez fait beaucoup de choses dans votre vie, avec l’art comme dénominateur commun. Si demain, vous deviez écrire une nouvelle page de votre histoire, quelle serait-elle ?
Je ne sais pas. Certainement pas d’être artiste. Je n’ai pas de regrets. Mon grand-père m’a appris à regarder devant et à aimer passionnément toute forme de création. Le frère de ma maman était aviateur et héros de guerre. J’ai appris à piloter toutes sortes d’engins, moto, bateau, avion… J’ai vraiment réalisé beaucoup de mes rêves. La seule chose qui aurait pu me manquer, c’est de ne pas avoir fait d’études supérieures pour la relation qui se crée entre les étudiants et qui dure toute la vie. Aujourd’hui, je me consacre à la défense d’artistes contemporains et c’est exaltant.
Vous avez déniché un artiste de talent Thierry Lefort, que vous mettez beaucoup en avant...
Cela fait trois ans qu’on se connaît. Quand je suis allée pour la première fois dans son atelier, que j’ai découvert ses peintures, au bout de dix minutes, je lui proposais de faire des éditions d’estampes ensemble et une exposition de grands formats. Porté par l’enthousiasme, il a conçu de grandes toiles qui, pour sa première exposition ont vraiment impressionné les visiteurs. Les collectionneurs aguerris ne s’y sont pas trompés et très vite un cercle de fidèles s’est créé. De talentueuses personnalités, tel l’écrivain Jean-Christophe Grangé ou le cinéaste Marc Esposito, mais aussi des critiques d’art, accompagnent ses oeuvres de leurs écrits. Nous organisons de nombreuses expositions dont, cette année, dans le chai contemporain d’un château à Bordeaux. En novembre, c’est une galerie d’Hollywood qui exposera ses toiles récentes. Ce sera l’occasion d’inaugurer son oeuvre murale monumentale commandée par le Comté de Los Angeles pour la ville de Burbank. En 2025, Lefranc Bourgeois, leader mondial de peintures, sortira le coloris California Blue by Thierry Lefort. J’ai plusieurs estampes en préparation avec lui. J’ai aussi de nombreux projets avec Aki Kuroda. Nous célébrons ses 80 ans et nos 45 ans d’amitié. Dès son retour du Japon, une cérémonie est organisée au ministère de la Culture, où il recevra les insignes d’Officier des Arts et Lettres. Vous voyez, j’ai de quoi faire !
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