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Dossier - Tempête sur l’hôtellerie-restauration, on partage l’addition ? 1/4

La recette est simple, habillez vos week-ends de gilets jaunes, faites mariner une belle pandémie pendant deux années, saupoudrez de confinements et servez “chaud devant”, en mode travailleur première ligne. À peine sorti de ces tribulations, le secteur “hôtellerie-restauration” de la capitale fait désormais face à des problèmes inédits. Hausse record des prix des matières premières. Manque de main-d’œuvre. Télétravail. Transports publics dépassés. Cerise sur le gâteau : les images dramatiques diffusées en boucle sur les réseaux sociaux et les chaînes d’information en continu, régalent les destinations touristiques concurrentes et dégradent l’image internationale de Paris.

Les professionnels du secteur puisent dans leurs ressources, pour maintenir la qualité et rester compétitifs : imagination, agilité, créativité. Nous sommes allés nous inspirer de ceux qui sont parvenus à faire face à la tempête.

Récemment sorti en salles, le film Délicieux montre la façon dont l’invention des restaurants a popularisé la gastronomie auprès de la bourgeoisie urbaine. Jusqu’alors, la bonne chère était en effet le privilège de la noblesse, qui bénéficiait des services de cuisiniers. Une table réputée, c’était l’assurance de se faire des amis influents jusqu’à Versailles, où résidait le roi. Mais la Révolution française va précipiter les mirlitons de la rue. Privés d’employeurs, les cuisiniers vont rejoindre les lieux de restauration qui se multiplient et dont la vocation première était de permettre aux plus modestes de manger. C’est à ce moment que le mot « restaurant » prend sa signification moderne. Un lieu où l’on se restaure. Alors qu’on n’en comptait qu’une poignée avant 1789, 30 ans plus tard, on en dénombre 3 000. C’est à Paris, en 1765, qu’ouvre le premier restaurant attesté comme tel. Rue Saint-Honoré, près du Louvre, il pose déjà les canons du restaurant actuel, à savoir tables séparées et menu à choix multiple. C’est Mathurin Roze de Chantoiseau qui en est à l’origine. Or, il n’était pas du tout cuisinier, mais… économiste ! Et clairement, pour tenir « une affaire », il faut certes le « savoir-faire » à la fois en salle et en cuisine, mais il faut aussi savoir compter.

Des lendemains qui déchantent

Avec les hausses exorbitantes (et peu transparentes) des matières premières, nombre de restaurateurs confessent s’être un peu fait « piéger » car il était impensable de les répercuter sur les prix de vente. Progressivement, ils se sont adaptés. Largement éprouvés par les fermetures liées au Covid, les grèves, les gilets jaunes, les manifestations, les rues jonchées de poubelles…, ils font désormais face à une inflation des prix sur la viande, le poisson, les fruits et légumes, la crèmerie… Sans parler des +76 % sur le sucre ! La hausse des prix des matières premières atteint 16,2 % au premier trimestre 2023 contre 12,7 % durant les trois mois précédents. « Nous n’arrivons même plus à la comprendre. Certains mettent en avant l’impact de la guerre en Ukraine, les pénuries… mais il n’est pas exclu qu’il y ait quelques abus. Il n’en demeure pas moins que c’est très difficile à gérer et qu’il nous faut nous adapter », souligne Christelle Grisoni, Directrice générale du groupe Bertrand Restauration. Ainsi, cet acteur parmi les plus importants de son secteur en France, mise sur les circuits courts. Le groupe a ainsi fait l’acquisition en 2021 d’une propriété agricole, viticole et touristique en Seine-et-Marne à 80 km de Paris sur 40 hectares. Et y cultive ses propres légumes. « Nous ne pouvons pas approvisionner tous les établissements, mais plusieurs de nos brasseries reçoivent des fruits et légumes frais, bio et de saison. Par ailleurs, nos chefs sont allés rencontrer des producteurs locaux et des pêcheurs pour mieux travailler avec eux et revoir la chaîne de valeur », poursuit Mme Grisoni. Pas facile en effet de résoudre l’équation consistant à ne baisser ni la qualité, ni la quantité, le tout en préservant ses marges et sans augmenter considérablement les prix. Être abordable est en effet nécessaire dans un contexte de baisse du pouvoir d’achat, afin de rester compétitif. « Il nous faut trouver un équilibre pour préserver la rentabilité des établissements et un niveau de ticket acceptable par le client final. À nous d’être malins et de travailler sur nos offres et nos recettes, quitte à changer les produits et nos cartes, d’être encore plus dans la saisonnalité », argumente-t-elle. Fermer puis rouvrir des restaurants du jour au lendemain, faire des cartes sur QR code, proposer des offres réduites... par temps de crise, les restaurateurs ont dû s’adapter vite et fort. Ceux qui sont parvenus à survivre à la pandémie sont désormais plus agiles !

Imagination et agilité au menu

Même combat chez Benjamin Artis, gérant fondateur de la brasserie Le Choupinet (Paris 6ème). Et ce d’autant qu’il faut aussi composer avec la crise de l’énergie : « je suis passé de 1 800 € à 14 000 € par mois. Je ne peux rien faire, à part subir ». Mais pas question pour lui non plus de répercuter aux clients ! Il a donc rogné sa marge : « Heureusement, j’avais un fonds de roulement d’avance, et le fait d’avoir un emplacement privilégié face au jardin du Luxembourg m’assure un important volume de clientèle, ce qui me sauve ». Il n’en demeure pas moins que les journées liées aux grèves l’ont fortement impacté. Sa façon à lui de faire face ? Créer un poste dédié d’acheteur pour négocier les coûts : « il s’agit de peser, vérifier, compter toutes les marchandises pour ne pas faire d’erreurs. Oui c’est un salaire en plus mais c’est devenu un tel enjeu que c’est malgré tout rentable ». Depuis la création de son bistrot il y a 4 ans, il a les mêmes fournisseurs, mais n’exclut pas d’en changer si les efforts devaient n’être pas partagés. « Je viens de faire une nouvelle carte. Quelques références ont augmenté de 1€, mais je ne veux pas pénaliser les clients. L’avenir, c’est un bon produit, au juste prix et avec un service aimable », souligne-t-il. À ses yeux, il est stratégique de choisir des produits un peu plus chers pour séduire la clientèle : « Après un benchmark dans le quartier, je me suis positionné sur l’offre la moins chère en l’upgradant. Par exemple, je propose un jus d’orange pressé plutôt qu’en bouteille ou des frites maison plutôt que surgelées. Cela prend peut-être quelques heures de plus par jour mais en contrepartie, je fais plus de volume ». Pour les gérants, c’est un réel exercice d’équilibriste, consistant à manœuvrer sur une ligne de crête assez ténue. Reste à réinventer les cartes et les recettes. « Prenons l’exemple du homard. On l’achetait au kilo 32 €, et on le vendait 90 € une fois préparé. Le coût ayant incroyablement augmenté, on ne se voyait pas le vendre le double. Alors on a conçu d’excellentes pâtes à la tomate avec du homard. Les clients sont ravis, sans se sentir braqués par des prix démesurés. Et nous on s’y retrouve au sens où on respecte notre ratio, sans dégrader la qualité », explique Benjamin Patou qui est à la tête de Moma Group, une entreprise qui compte une trentaine de lieux essentiellement à Paris, mais aussi à Saint-Tropez, Marseille et Lyon. Certains postes ont par ailleurs été allégés, avec notamment un service voiturier désormais disponible uniquement le soir.

Des employés aux petits oignons

Alors les fournisseurs, ils en disent quoi de ces hausses de prix ? Nous avons posé la question à Luc Prouvost, lequel, après un parcours de consultant, s’est lancé il y a 20 ans dans la torréfaction et la vente de café. En ce qui le concerne, il a tenté de répercuter la hausse de façon aussi « douce » que possible, en procédant par paliers, et ce d’autant que contrairement à d’autres acteurs du secteur, il bénéficiait lui-même de contrats à terme, lui permettant d’être un peu moins impacté. Au-delà de la hausse des coûts, son prin- cipal défi est le recrutement : « depuis le Covid, j’observe une moindre envie des gens de travailler. Je conçois qu’ils veuillent du temps pour leurs loisirs, toutefois, à la moindre contrariété, ils ont tendance à claquer la porte, notamment les plus jeunes ».

Pour impliquer ses collaborateurs, il a choisi de les associer de façon collégiale à la démarche de recrutement, car il tient à la solidarité au sein des équipes. Même si, comme beaucoup d’employeurs, il doit composer avec des arrêts maladie à répétition ou des ruptures de périodes d’essai plus fréquentes que par le passé, il reste optimiste et positif, d’autant que son entreprise se porte bien et qu’il est positionné sur un marché en forte croissance. Christelle Grisoni, du Groupe Bertrand, reconnaît que les employés sont devenus plus exigeants, qu’il y a désormais une prise de conscience qu’il s’agit de métiers durs physiquement et engageants car sou- vent sur des horaires décalés : « nos collaborateurs veulent un meilleur équilibre entre vie privée et vie professionnelle, si bien que nous avons travaillé sur une nouvelle organisation du travail, avec la mise en place d’une semaine de 4 jours en continu. Cela fonctionne plutôt bien, grâce à des plannings tournants pour que chacun puisse avoir des week-ends et éviter les coupures ». À la fin des confinements, nombreux sont les employés qui ont rendu leurs tabliers. Certes, la situation s’est améliorée, mais certains postes restent en tension. Le Graal est désormais de garder les talents, d’en attirer d’autres, et de les fidéliser. À cette fin, le Groupe Bertrand a mis en place de formations professionnalisantes et diplômantes.
« Nous n’arrivions pas à recruter, notamment des barmen, et nous nous sommes dit que nous allions prendre notre destin en main en créant notre propre cursus. Quitte à y passer beaucoup de temps », poursuit Christelle Grisoni. Trop frustrant en effet de n’être pas en mesure d’ouvrir certains rangs faute d’employés. Pour les chouchouter, le groupe a noué un partenariat avec GymLib : « tous les collaborateurs ont accès à des salles de sport et à des cours. C’est vraiment très apprécié ». Enfin, un système leur permet d’être autonomes dans leurs demandes d’acomptes sur salaire en milieu de mois, grâce à une appli dédiée.

GUILLAUME GOMEZ

« La gastronomie française, un outil d’influence dans le monde »

Après avoir officié pendant plusieurs années à l’Élysée, au service de présidents de la République, Guillaume Gomez a été nommé ambassadeur pour la gastronomie. Il nous livre ses combats.

Son titre l’amène à voyager à travers le monde et à œuvrer pour soutenir les restaurateurs. Il est beaucoup intervenu pendant la pandémie. Pour lui, les professionnels ne doivent pas baisser les bras : « Paris est la destination la plus prisée au monde, cela n’exclut pas une approche plus responsable. Nous avons besoin de garder notre position de leader pour faire venir les touristes en France. Si plusieurs endroits sont attractifs de par leur culture, la première gastronomie, c’est la France. C’est un outil d’influence important », relève-t-il. À condition que l’alimentation soit engagée, en termes de santé et d’environnement : « les consommateurs doivent devenir des consommacteurs. C’est pourquoi, nous faisons de la pédagogie car nombreux sont ceux qui se nourrissent mal. J’ai bon espoir car beaucoup d’acteurs veulent que les choses changent ». À l’instar de Boris Derichebourg, dont le groupe éponyme a pris le contrôle d’Elior. L’autre cheval de bataille de M. Gomez, c’est que les gens s’alimentent mieux. « On vit de plus en plus vieux, mais en moins bonne santé. Et l’obésité atteint 18 % chez les jeunes », déplore-t-il, mettant en avant les conséquences pour la santé, mais aussi le coût pour la collectivité. Son poste d’ambassadeur est un signal fort du volontarisme politique pour améliorer la donne. Tout comme le fait de reporter directement au président. « Je suis en lien avec tous les acteurs de la filière : des semenciers aux agriculteurs, en passant par les producteurs, les pêcheurs, les vignerons, les distributeurs… À chaque fois qu’on produit ou transforme un aliment, on devrait se demander si c’est bon pour l’autre et pour l’environnement, et tenter d’adopter une démarche plus humaniste », déclare-t-il. C’est là que l’hégémonie française est attendue.

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